Pour nous détendre, encore que cela puisse démoraliser les optimistes et conforter les pessimistes dans leur détestation du monde, voici, façon rapide anamnèse, un menu brouillon sorti du passé de ma tête qui tend à démontrer que dans l’univers la vie n’est qu’une pauvre contingence et nous de misérables petites crottes errant sans but sur un joli caillou paumé le long d'un bras spiral d’une galaxie quelconque noyée dans un infini lugubre sans plus de signification.
Et si tel n’est pas le cas, l’espèce humaine n’en est pas pour autant ce miracle ébouriffant qui tant inspire les religions.
Une dernière précision, ce qui figure dans cette page est absolument véridique et ne relève en aucun cas du roman.
Et c'est bien là le problème...
... et un second pour bien comprendre que ce n'est pas gagné
L’automobile comme révélateur du lourdaud... premier exemple
Dura lex, sed lex (encore que pas toujours si « dura » que ça)
L'ignorance est une donnée incontournable de la dynamique sociétale
Ainsi, j’ai personnellement connu un sacré loufoque, non pas un copain mais un simple collègue, car moi mes potes sont ce que l'on pourrait juger « normaux », comprendre ici sociables, réfléchis et avec un QI présentable, c'est-à-dire qu'ils peuvent résoudre une équation du second degré sans faire de température.
Donc ce personnage m'avait confié, je ne sais plus à quelle occasion ni pour quelle raison, sans doute par pure vantardise, l'ineffable qui déterminait sa vie, et c'était du lourd ! Jugez vous-même : il prétendait connaître les secrets de l’univers, maîtriser les arcanes du « Grand Tout », posséder le savoir des « Anciens », les raisons définitives de ce débilitant « Pourquoi », bref la totale. Ce n'est quand même pas exagéré que de dire que j’étais face au tout gros morceau !
J’avais ainsi sous mon nez ébahi le gourou total, le sublimissime phare, l’héritier transcendantal d’illustres prophètes et de mémorables messies ! Des siècles de philosophie enfoncés, des milliers de penseurs humiliés, et les « textes sacrés » des grandes religions dépassés ! Et Leibniz avec son fameux questionnement, ridiculisé. Alors, évidemment, je me suis posé des questions, toutes bêtement matérialistes, comme de me demander pourquoi, avec tout ce savoir concentré dans sa caboche de quadra falot, tout ce pouvoir prodigieux même, ce que ce lumineux érudit fabriquait dans cette entreprise, à un poste banal, à fixer stupidement toute la journée un écran d'ordinateur pour un salaire médiocre tout en passant pour une andouille auprès de ses collègues, plutôt que d'arpenter les routes du monde tel un énième messie libérateur et d’enseigner la parole aux aveugles aspirant à la rédemption. La réponse ne fut pas à la hauteur de mes attentes qui de toute façon n'attendaient pas grand-chose. Car s'il y a bien un trait qui me caractérise et dont je me félicite, c'est que les prophètes, gourous et autres illuminés avec araignées au plafond me font généralement plus rire qu'ils ne m'impressionnent (je précise « généralement » car certains spécimens me flanqueraient plutôt la trouille et des nausées, encore que je les trouve invariablement pitoyables et pathétiques).
Je dois vous dire, un pareil phénomène, ça fait bizarre : un gugusse, petit technicien dans une petite boîte, le type pas spécialement finaud, calibré dans du très ordinaire, qui très sérieusement vous sort ça au débotté à la machine à café en roulant de grands yeux hallucinés avec un sourire qu'on hésite à qualifier de complice ou de pervers, je vous assure, ça m’a fait ma journée. Ça m’a fait un peu peur aussi. Sans me vanter, on ne me cueille pas facilement parce que j'en ai côtoyé des olibrius, des goulus d’occultisme, des transcendés mordus de bonzeries, des cagots bornés et même des apprentis alchimistes qui revisitaient le tableau de Mendeleïev et réinventaient la chimie ! Mais là, je dois reconnaître que le bonhomme m’a laissé pantois. Évidemment, moi, curieux, je voulais savoir, pas mourir idiot : vous pensez, on ne rate pas une pareille occasion ; ce n’est pas tous les jours qu’on croise « le mec qui sait », le « Messager de l’Infini », l’« Inappréciable Affranchisseur » ! Mais non, comme attendu (ça ne rate jamais !), pas question de m’expliquer, de m'initier aux « Mystères », il fallait que je me fasse ma propre expérience, que j’avance par moi-même à tâtons sur le chemin cahoteux de la « Vérité », quitte à me paumer en route ! Un classique. Et le loustic ne plaisantait pas ni ne se moquait de moi, je pense sincèrement qu'il croyait dur comme fer à son délire. La vache ! Le plus impressionnant dans l'affaire est de réaliser qu'il y a des types comme lui en liberté dans nos rues, d’apprendre qu’on les croise à la boulangerie ou au club-house, qu’on leur parle même. Et encore, celui-là était juste un peu farfelu, un brin givré mais pas méchant, à des lieues de ces traine-grolles hirsutes aux yeux fous complètement barrés et bien refoulés qui hantent les actualités et rôdent couteau entre les dents ou flingue en pogne.
Ce gars, avec le recul, après toutes ces années, je regrette de ne pas l'avoir pris en photo, histoire de l’encadrer pour la postérité et de le clouer au mur d’un cabinet de curiosités. Je me souviens qu'il avait un ami, un type qui buvait ses paroles ou faisait semblant d’avaler ses élucubrations. Une drôle d'équipe, ces deux-là, et un second cas clinique, du genre suffisant, qui prenait les gens de haut en les regardant d’en bas, sans avoir les moyens de ses prétentions : un con, quoi, d'un modèle abouti, qui vous donnait la furieuse envie de foncer à Bangkok suivre un stage de muay-thaï et de revenir discuter le bout de gras. Bref, le duo de choc, auquel je n'aurais pas confié mes mômes.
Voilà, ce n'est presque rien, juste une minuscule anecdote, mais comme souvent, sa petitesse éclaire le monde. Maintenant le premier qui me dit que la nature fait bien les choses, je me débrouille pour retrouver ces deux mecs et je les lui envoie, ça va le détendre.
Alors que je jette ce regard en arrière, je me rends compte que dans notre bref parcours sur cette planète de fous à attendre l'inéluctable, il arrive à chacun d'entre nous de fréquenter de ces fléaux que l'on n'oserait pas intégrer au script d'un film de genre ! Et encore, de mon côté, je ne me plains pas, je n’ai pas eu à subir (pourvu que ça dure !) les authentiques bovidés qui aujourd’hui vaguent en hardes mugissantes la bave aux lèvres un peu partout sur la Terre, tout fiers d'idéologies fumeuses ou de convictions farfelues qui feraient marrer les crevettes.
Je me souviens en particulier de ce type débarqué de sa campagne, dans la vingtaine ahurie, le trait grossier et même rustique, pâle brachycéphale au visage carré, cheveux ras et sourcils fournis, qui m’avait particulièrement énervé. C'était à se demander si son père n'était pas aussi son pépé ! Plein pot sur la voie d'un sévère alcoolisme qui laissait augurer une descendance à problème, le gars attaquait au gros rouge dès le lever : une vilaine manie qui dénotait un tempérament rugueux et ne lui facilitait certainement pas le jugement. Je le sais parce que nous couchions dans la même piaule, pas pour les raisons que vous pourriez imaginer, bande de coquins ! mais parce que c'était encore le temps pas vraiment béni du service militaire, quand la « mixité sociale » se résolvait dans la promiscuité et les odeurs de pieds. Je le revois encore sauter de son pageot en caleçon tous les matins à 6 heures et se diriger au son du clairon vers son armoire métallique pour s’emparer de son verre à moutarde et se verser une bonne rasade de piccolo tiède dans le cornet ! Bon sang, à l'heure où vous rêvez café et croissants, voir un type descendre d'un trait un godet de rouquin, c'est la gerbe ! Bref, pourquoi je vous raconte ça ? Et bien parce que cet oligophrène jugeait impossible de déterminer la composition chimique d’une étoile pour la simple raison que personne n’avait été sur place, des mesures qui pourtant se réalisent depuis longtemps par spectroscopie et analyse des raies d’absorption ! Et pas moyen de lui expliquer ! Crétin, fier de l’être, ferme dans son assurance d’ignorant, il ne voulait rien savoir, rien entendre, rien comprendre, rien apprendre. Un beau modèle d’obscurantiste, le genre à clouer les chouettes sur les portes des granges ! Heureusement, pas méchant, juste con, mais alors bien atteint. Attention, cela ne signifie pas que tous les alcoolos sont des imbéciles ni les crétins des ivrognes, mais celui-là, sans être forcément représentatif, m’avait paru d’un modèle assez courant. Pourtant il ne portait pas cet impayable froc de survêt moulant chevilles et mollets ni la casquette sous capuche et les baskets clownesques caractérisant certains ahuris contemporains absolument inaccessibles au ridicule, il était ordinairement vêtu, quasi anonyme. Comme quoi avoir l’air con dans une dégaine bouffonne ne suffit pas à définir le demeuré qui peut parfois surprendre.
Aujourd’hui, de l'eau a coulé sous les ponts, on change, le gars a pu évoluer, mais je serais quand même drôlement étonné qu’il soit titulaire d’une chaire d’analyse combinatoire au Collège de France. Notez que côtoyer ce type d’individu est très instructif et vaut bien un master en psychologie.
Des exemples déprimants de ce genre, j’en ai plein ma besace, mais au moins, s’ils ne m’ont pas toujours fait rire, ils m'auront beaucoup appris sur l'homme. S'il ne faut pas désespérer de l'humanité, attention à ne pas trop en espérer non plus.
Pendant que j’y suis, je tiens à vous narrer une anecdote parfaitement ennuyeuse mais révélatrice, vécue par votre serviteur, qui prouve que le monde marche sur la tête, et sans casque. Il y a de cela quelques années, j’allais innocemment relever des statistiques consignées dans des livres que je savais disponibles à la Bibliothèque Administrative de la Ville de … (par respect pour ce qu’elle fut, je ne nommerai pas cette lumineuse capitale qui connut son heure de gloire et vire aujourd’hui cour des miracles).
Une fois à pied d’œuvre dans ce prestigieux bâtiment au passé mouvementé, je me suis vu refuser avec hauteur par un cerbère intraitable l’autorisation de faire des photocopies de ces ouvrages. Raison invoquée sans lâcher un sourire : c’était courir le risque de les détériorer ! Il me faut préciser que ces livres n’étaient pas de collection ; je ne parle pas là de la Bible de Gutenberg, du Livre de Kells ou des Très Riches Heures du Duc de Berry ! mais de titres d'éditions universitaires d’un format très standard, compilant des masses de données brutes en colonnes arides intéressant certaines périodes historiques que le passage sous la photocopieuse n’aurait pas endommagés (pour vous situer précisément le problème et si ma mémoire ne me fait pas défaut, ça concernait de vieux articles d'histoire économique des Cahiers de l’I.S.E.A. datant des années soixante, c’est vous dire !). En définitive, j’ai dû recueillir un maximum de données à la main, au kilomètre, avec mes petits doigts gourds, papiers et crayons (sans remonter au téléphone à cadran, on ne connaissait pas encore les facilités du smartphone), plutôt que de pouvoir embarquer des photocopies que j’aurais tranquillement numérisées chez moi avant de les passer au logiciel de reconnaissance d'écriture. J’ai donc dû procéder à des coupes franches dans ces relevés, vu que je ne pouvais y passer mes journées.
En résumé, pour soi-disant ne pas les abimer, il était impossible d’utiliser des ouvrages qui étaient justement destinés, par leurs auteurs, à être exploités jusqu’à l’usure, avec un contenu tout sauf littéraire, une simple accumulation de chiffres aussi passionnante qu’un annuaire pour l'homme de la rue. Bref, des livres qui, dans l’esprit des gardiens de cette noble institution, n’avaient plus d’autre usage que celui d’être classé, catégorisé, exposé, possédé (curieusement, on retrouve ici l'idée absconse d'accumulation improductive typique des sinistres bibliothécaires du roman « Le nom de la rose » que je cite déjà ailleurs sur ce site). Je vous prie de croire que, même si je les ai alors gardés pour moi, les mots ne me manquèrent pas pour qualifier cette manière d’envisager la culture ! (Sans trop m'avancer, il me semble que « pignouf » et « pauvre trou du cul » me passèrent alors par la tête, mais je peux me tromper).
Je ne vais pas jusqu’à dire que ce jour-là notre civilisation a marqué un temps d’arrêt par la faute de ce vaniteux rond de cuir contraint par une administration pétrifiante, mais tout de même, quelle étrange manière de gérer le patrimoine culturel d’un pays !
Me revient en mémoire une autre rencontre qui pour ne pas être du « troisième type » n’en était pas moins fort étrange. Je roulais tranquillement avec mon épouse dans une ville de province quand, à un rond-point quelconque au point d'en être circulaire, un jeune excité s’est senti privé de sa virilité, car je lui grillais soi-disant la priorité. Il va sans dire que c’était absolument inexact, que ma conduite était irréprochable, en totale conformité avec le Code de la route, ce qui n’était pas le cas du susceptible hurluberlu qui jouait du klaxon autant que du champignon comme si sa vie en dépendait. Bref, le corniaud dans toute sa splendeur mécanisée. D'instinct, je pris le parti d'ignorer ce cas social malheureusement très commun et de l'éviter comme je l'aurais fait d'un étron.
Tout aurait pu en rester à cette banalité affligeante quand je me suis aperçu un peu plus tard, alors que je m’étais arrêté sur le parking d’un centre commercial, que le furieux vivipare nous avait suivis, sans doute avec l’idée de céder à quelque vigoureuse pulsion propre à sa tribu.
Est alors sorti de son véhicule un pithécanthrope suiffeux à poil gras qui par un miracle inespéré se tenait sur deux pattes plutôt que sur quatre comme on aurait pu s’y attendre en le découvrant. Le gars, dans la vingtaine, avait cette beauté gracieuse du pataud joufflu à mâchoire pendante et bouche lippue, nez fort, arcades massives, sourcils en broussaille et yeux glauques dans lesquels brillait cette vivacité globuleuse propre à un bovidé qu'un croisement malheureux aurait rendu impropre à la boucherie. Plutôt costaud, mais moins musculeux que graisseux, l’hominidé motorisé semblait vouloir en découdre, mais ne chargeant pas directement, l’on pouvait en déduire une certaine hésitation dont nous profitâmes, ma femme et moi, pour entamer le dialogue et nous épargner une empoignade toujours possible en présence de ce genre de phénomène dont il était à craindre qu'il présentât quelque trouble neurologique. Comme il fallait s’y attendre, étant seul, le bourrin bourru ne pouvait compter sur d’éventuels camarades pour s’astiquer colère et courage, aussi le verbe pouvait affecter ses méninges comme souvent chez les imbéciles. Après cinq bonnes minutes à nous expliquer (il nous fallut bien des efforts pour nous faire comprendre en usant d’un vocabulaire accessible à son entendement, tout en articulant distinctement sans hésiter à nous répéter), le primate s’en fut dans son automobile, sa source apparente de virilité, en s’imaginant l’outrage réparé et sa queue rallongée. Je me demande si ce pathétique lourdaud a compris que nous nous étions royalement foutus de sa gueule.
Conclusion, il y a des connards potentiellement dangereux qui s’emportent à la moindre occasion, pour le fun ou par ennui, pour rétablir un honneur qu’ils croient menacés mais dont ils sont pourtant totalement dépourvus, car agresser un couple inoffensif pour un motif aussi futile signe un sous-développement à abandonner à la forêt.
Avec sa tête et le cerveau afférent, il serait logique de supposer que ses gènes n'ont pas été distribués, du moins faut-il l'espérer, car la nature ne fait pas de cadeau aux inadaptés. Malheureusement, dans certaines de nos banlieues abandonnées de la République, il est des filles suffisamment stupides, soumises, myopes ou en mal d'amour pour s'enticher de pareils phénomènes de foire, aussi l’angoisse me saisit en imaginant l’éducation de la potentielle progéniture d’un tel désespérant pignouf.
Curieusement, j’ai croisé une autre fois le même genre de bovidé, quasiment une réplique pareillement pansue, un vrai clone ! sur une route de campagne. « Croisé » est le terme adéquat vu que le fléau m’est carrément rentré dans le lard avec sa bagnole à une intersection, comme intercepté par un missile à tête non-chercheuse.
Allons-y, déroulé au ralenti de la scène à jamais imprimée dans ma mémoire : j’étais à un carrefour en pleine nature, vérifiant soigneusement la possibilité de m’engager avec mon véhicule. À droite, rien, à gauche, seulement une voiture à bonne distance qui me laissait largement le temps de traverser dans les conditions ordinaires du permis de conduire. Donc j'y vais, nigaud que je suis.
C’était sans compter avec le hasard qui met sur votre route (c’est le cas de le dire) de curieux spécimens affranchis du Code. Alors que je m’engageais, le véhicule arrivant sur ma gauche continua benoîtement son chemin jusqu’à me percuter. Un peu de tôle froissée, pas de blessés, nous en étions quittes, la stupeur passée, pour de l’agacement devant l’adversité et la désagréable perspective d’avoir à frayer des semaines avec les assurances, leurs experts et les garagistes.
Mon percuteur déboula de son bolide, pas content, le type fruste et gras du bide avec le look ordinaire du jeune benêt à casquette sous capuche typique des épais penseurs de banlieue, de ceux qui retiennent les murs en attendant que ça se passe et cette manie de mater les passant avec l'air de vouloir les bouffer. Avec une mine d'ahuri qui lui aurait valu un prix d'interprétation au Festival de Cannes ou au Salon de l'agriculture, tronche dont il ne se départait jamais et qui lui allait à merveille, il me demanda aussitôt d'un ton rogue pourquoi je m’étais mis en travers de son chemin. Ma stupéfaction digérée, je lui rétorquai qu’ayant la priorité, ne la forçant pas et la distance de sécurité étant parfaitement respectée, je m’étais avancé comme m’y autorisait la loi et l'article R415-5 du code de la route. C'est alors que je pénétrai dans une autre dimension mentale, celle des modernes « djeuns » méta-urbains qui doivent, paraît-il, faire la richesse et la gloire du monde de demain et payer les retraites. (S’ils sont tous de ce modèle, les vieux vont connaître la famine !).
Et le gars de me dire qu’il ne pensait pas que je prendrais ma priorité, que l'idée de s'arrêter ou de simplement freiner ne lui était pas venue. Je lui en demandai la raison mais aucune explication ne vint à ce cerveau débordé. À l'évidence, la notion de priorité à droite lui était étrangère, autant que la réflexion. Sans doute familier des rodéos urbains, il devait également s’imaginer avoir un droit de passage ad vitam æternam. Déjà très con, il se montrait aussi plutôt agressif, ce qui en général est concomitant ; il est en effet caractéristique du débile que de s'énerver à la moindre contrariété et de tout vouloir régler par l'intimidation ou la force, au risque de s'en prendre bêtement une en tombant sur plus bourrin. Par précaution, et comme le lascar me prenait bien 20 kilos de gras et jouait des deltoïdes dans une tentative pathétique pour m’impressionner, tout en refusant de reconnaître ses torts avec une mauvaise foi de maquignon, j’appelai la gendarmerie qui ne tarda pas à débouler pour gérer le litige, à mon avantage évidemment. De toute façon, avec sa dégaine de clodo, sa gestualité de bonobo et sa syntaxe de demeuré, le bonhomme partait perdant en plus d'être en tort dès le départ. Force restait à la loi, ce qui n’est pas si systématique, et le chauffard quitta penaud le terrain de ses exploits, certainement persuadé d'être victime des agents répresseurs d'une oligarchie totalitaire, raciste et anti-jeune.
Après cette rencontre, je vous assure que je m'en voulais de me sentir supérieur, encore qu'il n'y avait pas vraiment de quoi se vanter.
Sur un ton plus grave, je ne peux m’empêcher de vous conter mon expérience judiciaire, la seule à ce jour, qui heureusement ne me visait pas directement mais concernait deux immondes salopards dont j’ai dû subir la présence plusieurs jours durant étant juré à leur procès d’assise. Ces deux crevards étaient alors jugés en appel pour rien moins que le viol et le meurtre sordide d’une gamine pas même adolescente. Héritier d’une culture de primitif qui donne à la femme un statut d’animal domestique et considère la pédophilie comme une distraction comme une autre, l’un des gars s’était mis en tête de s’envoyer la jeune fille avec l’aide de son complice. La victime ayant regimbé, le drame était advenu.
Si pour moi la sentence était entendue (à mes yeux, les deux fumiers méritaient l’écorchement à vif avant vidage d’entrailles pour régaler les porcs ou au moins une petite exécution sommaire vite fait bien fait, mais bon, il paraît que ça ne se fait pas !), le consensus ne régnait pas parmi le reste des jurés quant à la peine à leur appliquer. Incroyable comme les gens sont indécis, mous ou nigauds, en tout cas incapables de prendre une décision, même quand la culpabilité est avérée. Autant je peux comprendre que l’on doute quand les preuves manquent, auquel cas mieux vaut libérer un coupable que condamner un innocent, autant il était simple de prononcer un verdict dans le cas présent : les preuves accablaient les accusés qui n’avaient d’ailleurs fait aucune difficulté pour reconnaître les faits, l’un se déchargeant même sur l’autre pour arranger ses bidons, balançant son complice sans vergogne, ce qui nous valut une petite joute verbale dans le box assez distrayante et plutôt inattendue. Il n'y a pas vraiment d'honneur chez les enfoirés, sauf au cinéma, ce qui est d'ailleurs problématique car propre à entourer gangsters et parasites sociaux d'une aura romantique tout à fait fantaisiste mais à même de faire rêver les niais et humecter les sottes.
Ces jours-là, j’ai pu profiter du spectacle en direct de la justice en marche. Je peux vous dire que cela clopine sévère dans les prétoires et que l’on comprend bien des choses, notamment quant à la longueur des procédures, la durée des procès et pourquoi tant de saligauds traînent dans nos rues plutôt que de croupir en prison. Non que les juges soient incompétents, loin de là, et leur profession, très intéressante au demeurant, est incroyablement pénible, difficile, prenante et exigeante, avec énormément de travail et une charge mentale monstrueuse.
Mais il règne aussi dans les tribunaux (du moins celui que j’ai fréquenté) comme une volonté systématique d’assouplir les peines, presque de « calmer le jeu », qui m’a consterné. À croire que l’on redoute de remplir les prisons, de trop dépenser ou d’écorner l’image du pays. Pourtant, quand on coince un assassin, il faut bien l’enfermer, ou alors je ne vois pas l’intérêt de l’arrêter.
Aussi le juge incita-t-il les jurés, non pas à la clémence, du moins pas directement, mais à bien réfléchir aux conséquences de leurs décisions sur le destin des crapules, que la prison n'était pas une sinécure, gnagnagna. De mon côté, je pris le parti inverse et fis de mon mieux pour couler les deux bestiaux en les chargeant au maximum, motivant mes collègues temporaires à faire montre d'une extrême sévérité. Je ne m’imaginais pas regarder en face les parents effondrés de la pauvrette trucidée en faisant preuve d’indulgence. De plus, l’idée que les deux salauds puissent recouvrer la liberté encore frais et dispos après seulement quelques années de prison, avec la possibilité qu’ils réitèrent dans l’horreur m’était insupportable, ce dont nous, dans le jury, aurions été indirectement responsables. Il faut savoir en effet que certains jurés, particulièrement gélatineux ou influençables, jugeaient déjà que dix ans de cabanon suffiraient à faire expier les coupables.
Finalement, les meurtriers prirent le maximum, victoire acquise, mais il avait fallu convaincre mollassons, hurluberlus et bisounours de sévir. Et cela n'avait pas été de la tarte ! Incroyable, certaines personnes ne pigent rien et l’État exige pourtant qu’elles statuent sur des sujets essentiels ! J'en frémis rétrospectivement. Ces gens votent, ont des enfants, des responsabilités civiles parfois, des entreprises, des employés peut-être, et ils en arrivent presque à trouver des circonstances atténuantes à deux dégénérés ayant joyeusement défoncé une gamine avant de l'étrangler. Je dois venir d'une autre planète pour être à ce point choqué.
Ce qui me surprit le plus dans cette expérience fut l'établissement de la sévérité de la peine : de simples tours de table en partant de la sentence la plus lourde proposée par le ministère public et en allant décroissant jusqu’à ce que le consensus règne parmi les jurés. Donc, si aucun accord n’est trouvé, d’un crime méritant vingt ans de cabanon l’on peut descendre théoriquement (en exagérant ici le trait) jusqu’à un mois avec sursis. Plus étonnant encore, le choix du sursis tombe à la toute fin, quand la durée de la peine est déterminée, alors que l’on aurait pu penser que les peines de prison ferme rejetées l’on aborderait ensuite le sursis. Non, on s’arrête d’abord, par exemple, à deux ans de prison, avant de décider s’il s’agira ou non de sursis ou d’une peine ferme. Étrange méthode : pour ma part, je préfèrerais faire deux ans avec sursis qu’un seul mois ferme en compagnie de bandits morts d'amour, mais visiblement, cela ne fonctionne pas de cette façon. Enfin, c'est ainsi que la procédure nous fut présentée et telle que je la compris. Mystère du droit qui justifie certainement de longues études.
En résumé, nous pouvons seulement regretter qu’en France la perpétuité soit temporaire, ce qui en fait un concept original du point de vue sémantique. Une vraie perpétuité invaliderait définitivement la peine de mort, acte barbare s’il en est, mais en son absence, on se prend à s’interroger. Relâcher un assassin en puissance, même après 30 ans (ou plutôt 22 ans incompressibles), est faire courir un risque à la population (et aujourd’hui, chez nous, pour prendre 30 piges, il faut vraiment avoir déglingué la moitié d’une ville ou ravagé une maternité dans d'atroces conditions !). Si la peine de mort n’est pas une solution civilisée et n’empêche pas la criminalité, elle interdit néanmoins la récidive et coûte moins cher à la communauté. Mais bref, l’idée de défendre la vie à tout prix même des pires génocidaires est bien ancrée dans notre société, et généralement bien défendue par ceux qui n'ont pas souffert de leurs exactions ou qui perchent trop haut le prix de certaines vies humaines. Merci monsieur Badinter, vous fûtes un honnête homme et noble votre combat, mais vous ne m'avez pas totalement convaincu : au fond de moi, je sens encore des petits restes « old school » en matière de justice. Bref, tant mieux ou tant pis, débat délicat, je le reconnais. J’en arrive quand même à me demander si, dans notre monde occidental tellement bouffi de tolérance qu’il en devient masochiste, l’on condamnerait les massacreurs de Lidice ou d’Oradour à des peines exemplaires ou si on leur trouverait des excuses.
Juste, humain et civilisé, oui ; con, non !
Tenez ! pour vous prouver que les gens sont parfois compliqués, ou hypocrites selon que l’on se voudra indulgent ou intransigeant, je me souviens d’une discussion animée à la machine à café (lieu magique de sociabilité universelle !) qui portait sur l’invariable corruptibilité des élites et la tout aussi invariable misère du petit peuple abusé, sujet guère original mais qui laissait immanquablement filtrer dans l’atmosphère comme un fumet révolutionnaire. Ce jour-là, il était question des avantages indus dont bénéficiaient les nantis, avantages conquis évidemment sur le dos du prolétariat surexploité : dans l’immédiat, le « prolétariat surexploité » glandouillait sévère tasse de caoua en main en bavant des méchancetés pas forcément imméritées sur cette noblesse économique qui lui avait donné du boulot et devait l’imaginer à son poste de travail. Ce qui révulsait alors les pauvres travailleurs rassemblés en quasi-meeting était cette facilité du gratin de la finance de se faufiler à travers les mailles des filets judiciaires, de s’en mettre plein les poches à coups de délits d’initié et de s’accointer avec tout ce qu’il pouvait y avoir de plus méprisable si rentabilité il y avait.
C’est alors que, la discussion prenant d’autres détours, intervint un collègue qui, fier comme Artaban, nous révéla que son gendarme de beau-frère avait réussi à lui faire sauter une contravention. Allégation vraie ou fausse, l’impression fut grande dans les rangs et l’admiration totale avec en sus un sentiment de revanche de la base sur la haute qui aurait mis un bolchevique en érection. Personne ne se permit de faire remarquer au causeur que ce vilain passe-droit n’était guère digne d’un honnête travailleur exploité par le patronat corrupteur et qu’on en revenait à des manies d’Ancien Régime.
Je plongeai alors dans l'inconnu et fis connaître mon avis, en prenant les précautions d’usage pour ne pas passer pour un vilain suppôt de l’impérialisme colonialiste, déclarant que les « horribles » possédants ne faisaient finalement en grand que ce que les pauvres prolos d’en bas ne pouvaient faire qu’en petit par manque de moyens et que ces derniers ne se seraient pas gênés d’en faire autant s’ils en avaient eu la possibilité. Du coup, toute leçon de morale était assez malvenue. La remarque jeta un froid polaire mais personne n’osa me contredire à part un convaincu, qui devait se tripoter la membrane avec sa carte de syndicaliste, qui m’assura que « ce n’était pas pareil ». En quoi cela ne l’était pas, il fut incapable de préciser sa pensée mais il en était persuadé.
Il n’empêche, j’avais raison : qu’ils soient gueux ou nantis, les bipèdes sont les mêmes d’un degré à l’autre de la pyramide sociale et les « exploités » ne veulent pas toujours supprimer l’exploitation mais simplement devenir eux-mêmes exploiteurs. C’est bêtement humain même si ce n’est pas jojo.
Dans cette même entreprise, à l’occasion d’une autre de ces pauses à la machine à café (je vous assure, il nous arrivait quand même de bosser !), je me suis retrouvé à devoir faire un cours d'astronomie, disons une minuscule vulgarisation, à quelques-uns de mes collègues, ayant intercepté des énormités dans la bouche de plusieurs. Non que je sois un puits de science, mais j’estime avoir un minimum de bagage que je juge standard et je m’étonne parfois de l’ignorance crasse de mes contemporains dans les matières les plus diverses, que ce soit la physique, la biologie, les sciences humaines, spécialement l’histoire. Par contre, pour le foot, je reconnais n’avoir jamais été au niveau, définitivement médiocre et surclassé : à chacun ses hobbies. À ce sujet, je me rappelle d’un collègue qui désolé de se rendre au boulot plutôt que de pouvoir rester devant sa télé — la coupe du monde de football faisait alors rage — enregistrait tous les matchs pour ne rien manquer, et gare à l’imprudent qui aurait balancé par mégarde un résultat : à mes yeux, ce type était un véritable mutant ; je le regardais, fasciné et surtout étonné que dans ce crâne se trouvât un encéphale capable de mouvoir ce gros corps cylindrique sans disjoncter.
Il n’empêche, ce jour-là, je ne pus laisser passer l’horreur parvenue à mes oreilles et qui aurait valu une crise cardiaque à un cosmologiste, un truc à voir un symposium d'astronomes se jeter du haut du VLT ! Figurez-vous que d’aucuns imaginent, aujourd’hui, à notre époque, pas au temps de Galilée ! que les galaxies diverses et variées qui irradient le cosmos se situent à l’intérieur même de notre Système solaire ! Ainsi je prenais conscience, une vraie gifle ! que les notions de distance, de taille, de populations stellaires, de temporalité cosmique, échappaient totalement à mes collègues qui, stupéfaits, prirent mes dires comme des révélations. Le fait que la Voie lactée était elle-même une galaxie parmi d’autres dans laquelle notre Soleil et son cortège planétaire se fondaient les effarait littéralement. Mais où étais-je tombé ? Qui était ces gens ? Et l’idée que la vitesse de la lumière était indépassable (dans le vide, donc hors effet Tcherenkov) n’était pas encore parvenue à leurs neurones. Ils imaginaient déjà des vaisseaux traversant l’espace interstellaire montés sur des champs de tachyons pour coloniser d’autres mondes en 24 heures (il est vrai qu’en plus de pouvoir foncer plus vite que la lumière, avoir des galaxies dans le Système solaire comme ils semblaient le croire, réduisaient drôlement distances et temps de parcours !).
Bon sang, par le grand quasar ! mais qu’avaient-ils donc appris en classe ? N’avaient-ils jamais ouvert un bouquin, feuilleté une revue ? S’étaient-ils seulement un jour intéressés au monde qui les entoure ? Avaient-ils déjà levé les yeux vers les étoiles ?
Effrayant, mais on comprend bien des choses.
Toujours au boulot, cette fois dans une institution qui accouche d'ingénieurs de haut niveau, il m’arriva un jour de discuter avec un lascar, ma foi tout à fait sympathique, nous plaisant à varier les propos au gré d’un vagabondage intellectuel sans grande prétention. À un moment pourtant, le type se laissa aller à confier qu’il était très superstitieux. La discussion tourna vite court. Non que cette superstition fût un problème (encore que si, être superstitieux dans une société technique comme la nôtre, où la science s’efforce de résoudre tous les mystères, est un problème, un vrai problème même, dont nous voyons les funestes conséquences tous les jours !) mais le gars était visiblement très fier de la subir. Il arborait sa crédulité comme une médaille, n’y voyait aucun handicap, mais plutôt la preuve d'une bonne hygiène mentale.
Un peu estomaqué d’un tel comportement que pour ma part j’aurais honteusement caché comme une MST ramassée pour une poignée d'euros dans un claque de favela, je me permis alors de lui dire qu’il n’y avait vraiment pas de quoi se vanter et que la superstition était plutôt un méchant travers qu’une qualité à applaudir, carrément le vilain défaut dont il fallait d'urgence se défaire. Le type en resta comme deux ronds de flan, yeux écarquillés et bouche en cul de poule, ne s’attendant pas à une telle banderille plantée dans sa personnalité qu’il devait juger totalement saine et équilibrée, à l'abri de toute critique, en phase avec un univers censé carburer aux fantasmes. Pourtant il était loin d’être idiot et même titulaire d’un master scientifique : la preuve que le cerveau humain a une incroyable aptitude à un genre de douce schizophrénie qui lui fait accepter tout et son contraire, à croire que le rationnel et l’irrationnel occupent chacun un hémisphère cérébral sans jamais interférer, comme les deux extrémités du tube digestif.
Un bel archétype de cerveau dédoublé est celui du chanoine et astrophysicien Georges Lemaître, un authentique génie méritant respect et admiration, théoricien de l’expansion de l’univers, qui prit la précaution, quitte à contrarier le Vatican, de ne pas mêler la science et la foi, jugeant certainement le terrain glissant et la pente savonneuse vers la mécréance honnie (il faut dire que Pie XII, le pape de l'époque, s’était rué sur la théorie du Big Bang comme un meurt-de-faim sur un casse-croûte, cherchant absolument à y voir le Fiat Lux primordial, la preuve irréfutable qu’il n’avait pas, avec des milliards d’autres depuis l’aube de l’humanité, gaspillé sa vie à se bercer de chimères : comme quoi même un Saint-Père a parfois besoin de se rassurer, sinon de se convaincre !).
Quand les croyants sentent venir la dissonance cognitive, impérieuse comme une envie pressante, ils remballent vite fait toutes ces contradictions dans un coin de leur crâne et évitent surtout d’y penser, au besoin en prononçant des interdits.
Dommage que la réalité n’en a que faire. Sauf en rêve, la foi s’écrasera toujours comme un fruit blet sur le mur de la science. La conscience est autant une bénédiction qu'une malédiction, mais au moins rend-elle l’humain intéressant.
Concernant les bizarreries du comportement humain, j’ai souvenir d’un collègue qui se plaignait régulièrement de la pollution urbaine. Il faut dire que nous travaillions dans un secteur de la ville traversé par de grands boulevards animés d’un incessant trafic automobile bruyant et malodorant. Il est vrai qu’en respirant un bon coup, nous faisions plus facilement le plein de gaz d’échappement que d’air pur, aussi il était parfaitement loisible de s’en plaindre : par temps clair, la ville baignait dans une intéressante aura d’un jaune quasi impressionniste qui devait faire le bonheur des pneumologues. Pourtant, ce collègue, très agréable au demeurant et d'une intelligence certaine, largement au-dessus de la moyenne, qui semblait si soucieux de sa qualité de vie et de la bonne condition de ses alvéoles pulmonaires, s’envoyait sans sourciller un paquet de cigarettes par jour. Visiblement, tout malin qu'il était, la contradiction ne lui apparaissait pas dans son plein développement.
Franchement, je ne suis pas toubib et je ne sais ce qui de la fumée des pots d’échappement ou des clopes est le plus désastreux pour la santé, mais je crains que dans les deux cas, ce ne soit pas idéal pour l'oxygénation de l'organisme et la longévité. Et cela ne donne certainement pas l’autorisation de râler après la pollution atmosphérique.
Ayant suffisamment fréquenté le monde dit des « Grandes Écoles » pour m’en faire une assez bonne idée, j’ai pu constater l’évolution (dans le sens de changement, pas forcément d’amélioration) du niveau de culture générale des élèves. Si ceux-ci montraient toujours d’excellentes capacités dans les matières scientifiques, encore que quelques professeurs signalassent parfois une baisse notable des compétences même dans ces domaines sauf chez les têtes de série, la culture en général, de l’orthographe à l’histoire en passant par la grammaire et la langue française, affichait fréquemment d'inquiétants signes de défaillance. Était-ce important aux yeux de l’administration qui cherchait à remplir ses classes ou à honorer ses quotas ? Peut-être pas tant que ça, et comme le disait perfidement l’immense et regretté Pierre Desproges : « On peut très bien vivre sans la moindre espèce de culture ». Néanmoins, à mon avis, et je ne dois pas être le seul à penser ainsi, c’est très dommage.
J’en veux pour preuve des discussions certains midis en salle de pause où, prenant mon repas en compagnie d'étudiants, j’évoquais les sujets les plus variés, d’autant plus que la plupart d’entre eux venaient d’horizons plus ou moins lointains, du sud de la Méditerranée principalement. Au fil des discussions, il m’était rapidement apparu que s’ils avaient une vision incontestablement correcte des évènements plus ou moins graves qu’ils avaient vécus dans leurs pays respectifs, dès que l’on remontait un tant soit peu dans le temps, je les perdais en route. Sorti des dernières colonisations, françaises uniquement ! il n’y avait plus chez eux qu’un néant culturel qui ne les empêchait pourtant pas de la ramener comme des propagandistes bien dressés avec des notions historiques indignes du cours élémentaire. Dès que l’on franchissait le seuil du XIXe siècle, il n’y avait plus qu’un flou qui n’était pas artistique : califat ottoman, Barbaresques, traites arabes vers l’est et l’Afrique noire (ça m’a échappé, correction : « subsaharienne » !), Almoravides, Fatimides, Carthage, Rome et royaume vandale restaient, quand ils en avaient entendu parler ! de vagues notions éparpillées çà et là, voire balancées au hasard sur la grande frise chronologique des civilisations.
Cette ignorance du passé de leurs propres pays faisait pitié, au point de les désoler eux-mêmes. J’en arrivais à être gêné. Remarquez, je serais vraiment injuste de leur jeter la pierre : j’ai aussi eu l’occasion de fréquenter des gars « bien de chez nous », genre Gaulois, Francs, Burgondes ou Celtes, infoutus de savoir si le Grand Siècle se situait avant ou après la Révolution française ou si Charles de Gaulle était autre chose qu'un aéroport !
Avec mes collègues, il m’est arrivé de parler de politique, ou plutôt des hommes (et des femmes) politiques, ces débats un peu vains donnant au vulgum pecus l’illusion du pouvoir par la facilité de critiquer et de se moquer. Du temps de sa splendeur botoxée et donc de son vivant, Silvio Berlusconi était la cible récurrente des oppositions diverses et variées, du fait notamment de ses frasques, magouilles comme galipettes. Le président du conseil des ministres d’Italie, homme polémique au-delà du raisonnable, trimballant suffisamment de casseroles pour ouvrir une quincaillerie, avait aussi le sens des affaires et de la communication, ce qui faisait de lui le point de mire tout désigné des médias dont il savait user.
Les nombreuses affaires financières et politiques auxquelles il fut mêlé intéressaient moins le petit peuple que ses fameuses parties de jambes en l’air, nommées soirées « bunga bunga », où s'activait un personnel féminin peu farouche et possiblement payé à la tâche. De fait, les accusations, fondées ou non, allaient bon train, que ce soit de prostitution ou de rapports sexuels avec mineures, ce dont « il Cavaliere» se tira toujours sans dommage, à tort ou à raison, là n’est pas le sujet.
Car ce qui importe ici, c’est qu’il était apparu lors de nos conversations bistrotières que le personnage agaçait ou fascinait souvent moins pour ses possibles magouilles politico-financières que pour ses mœurs jugées dissolues. Je compris, ou il me sembla comprendre que, chez beaucoup de collègues moralisateurs et autres commentateurs autorisés de la vie politique transalpine, cette animosité à son égard reniflait fort la basse jalousie et tenait à cette possibilité que le bonhomme avait de s’envoyer les plus belles femmes d’Italie et de s’offrir à volonté des partouzes haut de gamme à la mesure de ses moyens, physiques comme financiers. Finalement, l’impression restait que ce n’était chez ses contempteurs qu’envie et déception de ne pouvoir partager ses frasques, de ne pas être invité à ces soirées « bunga bunga » réputées.
Les gens ont parfois de ces petites mesquineries qui désespèrent.
Lors d’un séminaire dans une prestigieuse école en sciences sociales, un auguste professeur nous avait exposé les mécanismes sociaux à l’œuvre dans le monde du travail, notamment les structures hiérarchiques. Certes, l’essentiel du cours était tout à fait instructif, mais une partie n’avait pas manqué de me faire tiquer, principalement les rapports patrons-salariés, ayant déjà travaillé dans plusieurs entreprises, des secteurs privés comme publics. J’avais alors trouvé que la vision de ce monsieur des conditions de travail et des relations entre employeurs et employés n’était rien moins que stupéfiante, frôlait un onirisme propre à faire sourire toute personne ayant fréquenté l’usine. Bien calfeutré dans son monde un tantinet scolaire, ce professeur avait évacué la réalité d’un terrain parfois moins policé, où les rapports humains sont plus de force que de bon voisinage.
Certes, en bon professionnel, il avait dû, et je l’espère, visiter une ou deux boîtes pas trop loin du métro, interroger les divers « acteurs » et « décideurs » économiques du monde productif, cocher les cases de son carnet de notes, mais les conclusions qu’il tirait de ses travaux et sa description de l’univers des entreprises avaient de quoi surprendre le prolo derrière sa machine. Je ne sais pas s’il en a pondu un quelconque article (il y a des chances, dans son milieu, l’article est le carburant d’une bonne carrière et indispensable à la visibilité internationale de son institution) mais si tel est le cas, il aura certainement fait marrer les DRH, agacé les salariés et grincer les dents des syndicalistes qui seraient éventuellement tombés dessus. Pour être clair, cet érudit professait la réalité quasi quotidienne d’un dialogue constructif entre patrons et salariés, d'un consensus béat et systématique résolu à la totale satisfaction des partis en présence, d’une communication bidirectionnelle constructive, presque une communion, entre la base et le sommet.
Je ne sais pas s’il est passé en coup de vent dans les sociétés qu’il a visitées, s’il s’est fait offrir le café et promener dans les couloirs moquettés par le personnel d’astreinte, s’il s’est carrément trompé d’adresse ou contenté d’une rapide étude entre deux étages de sa propre administration, mais je crois sérieusement qu’il n’a pas bien observé ni déchiffré ce qu’il prétendait analyser.
Pour ce qu’elle vaut, mon expérience dans le monde du travail m’a fait comprendre, et ce à plusieurs reprises sinon systématiquement, que le patron était le taulier, le boss, qui discutait s’il le désirait, négociait seulement si contraint, et que les employés se pliaient à ses directives, autrement dit fermaient gentiment leur gueule, et avec le sourire s'il vous plaît. Observation valable tant dans le privé que dans le public, selon des modalités propres à chaque secteur bien entendu, avec moufles ou gants de crin, car quoi de comparable entre la fonction publique, une société de services informatiques, l’industrie minière, une épicerie ou une entreprise de travaux publics ? Car il est une constante historique qui veut que celui qui paye impose sa volonté à celui qui est payé, sauf chez les gangsters et avec le fisc. Dans le monde réel du travail, cela peut se passer sans trop de douleur, le respect peut même être mutuel, mais globalement, la volonté d’en haut l'emporte sur les désirs d’en bas. Sans être un vain mot, l’égalité reste une option, il n’est qu’à suivre les affaires de harcèlement et autres abus qui encombrent les médias et les prud'hommes. Les rapports humains sont malheureusement moins « civilisés » que « naturels », surtout dès que les situations se compliquent, que le pognon s’en mêle ou que les egos se dressent sur leurs ergots.
Dans un autre genre aussi hallucinatoire, c’est un peu comme ces classes dites « inversées », la grande fumisterie de ces dernières décennies qui voudrait faire croire que l’ignorant est non seulement autonome mais a aussi quelque chose à apporter à celui qui sait, spécialement dans sa matière. Je souhaiterais vraiment connaître les chantres de cette pédagogie onirique qui a un jour pensé que les élèves pouvaient étudier leurs cours de leur côté pour ensuite interroger leurs professeurs sur les difficultés éventuelles qu’ils auront rencontrées ; encore faudrait-il qu'ils s’intéressent aux cours, qu’ils aient étudié leurs leçons et fait les exercices correspondants, et qu’ils posent enfin des questions à leurs profs, ce qui n'est déjà pas gagné. Ces pédagogues n’ont certainement jamais exercé en ZEP, et c’est bien dommage. Ces méthodes d’apprentissage sont d’autant plus inadéquates que le niveau global des élèves ne cessant de baisser, plutôt que de les faire intervenir, il serait plus judicieux qu’ils écoutassent. Bref, exception faite des étudiants de très bon niveau ayant déjà un bagage éprouvé, attentifs et capables de contribuer un minimum aux débats (je pense ici aux écoles doctorales), et même dans ce contexte précis, il est exceptionnel que des personnes venues pour apprendre instruisent celles qui dispensent l’enseignement, sinon le concept d’école ne signifierait plus rien de même que la présence des étudiants ne se justifierait pas. Ajoutons que de nos jours pour être compétitif sur le marché du travail, le savoir à acquérir est plutôt copieux et demande effort et ténacité (sauf à vouloir faire influenceur ou jouer du bonneteau), aussi perdre du temps dans des gamineries se fait au détriment de l’efficacité.
Je ne sais pas si les initiateurs de cette formule qui doit se vouloir magique ont déjà foutu les pieds dans une classe, mais je crains que les résultats ne soient pas à la hauteur des attentes. Elle a au moins l’avantage tout relatif de permettre au professeur de glandouiller sévère en écoutant âneries et lieux communs de ses élèves, à moins qu’il ne soit trop occupé à faire la police.
Dans les cas les plus ordinaires, et pour perdre son temps au maximum, les élèves pourront toujours prendre un petit quart d’heure sur le cours en s’amusant dans un grand vacarme à placer les tables en cercle sous le regard débonnaire de leur enseignant ivre de moderne pédagogie. Ensuite, tout en tutoyant le prof, chacun se prendra à rêver égalité des savoirs en s’imaginant enrichir la discussion, même le crétin, le gland ou l’enquiquineur patenté.
Rappelons que tous les enseignants n’ont pas Feynman ou Dirac parmi leurs élèves et que toutes les classes ne sont pas préparatoires aux grandes écoles. Avec une éducation parentale frôlant parfois l'inhibition et donnant des élèves hors de contrôle, faire cours revient pour les professeurs à s'engager dans un marigot peuplé de bêtes féroces pour jouer les dompteurs !
Inutile de nous lamenter, contentons-nous de désespérer, il faut nous faire une raison, c’est la société dans laquelle nous vivons. Un monde de fous, à notre image.