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Un huissier en tenue se fendit devant le Grand Confrère d’une courbette impeccable à quatre-vingt-dix degrés, jeta négligemment un œil à Oscar, insista lourdement sur Margit, et les pria d’entrer :
— Sire Gaëtan de Fournois du Cambais, Grand Confrère Aidant, seigneur de Fournelieu, et deux « tombés ».
Le Grand Confrère en tête, ils s’engagèrent dans un élégant bureau tapissé de velours vert, aux boiseries barbouillées d’or et couronnées de cimaises de stuc ; un immodeste lustre de cristal s’accrochait à un plafond surchargé de peintures de genre ; une baie vitrée occupait tout un mur, offrant une agréable perspective sur les jardins du palais royal.
Le chancelier, un bel homme d’une cinquantaine d’années qui portait joliment l’arrogance, avec une bouche charnue et un mince filet de barbe sous le menton, vint à leur rencontre. Il salua chaleureusement Gaëtan, négligea complètement Oscar, pour s’intéresser immédiatement à Margit.
— Ainsi c’est la splendide jeune femme dont il était question dans votre message, fit-il au Grand Confrère en prenant d’autorité la main de Margit pour un baisemain.
Sa fébrilité transforma ce qui devait être un baiser léger, à peine un frôlement des lèvres, en poutou sonore et baveux.
Margit, un étrange sourire en coin sur le visage, consentit à la manœuvre. Oscar craignit un instant qu’elle ne profitât de la proximité de sa main avec le visage du chancelier pour l’attraper par une oreille et le plaquer au sol, un genou sur la pommette. Mais elle s’abstint.
Oscar jeta un œil à Gaëtan qui le regardait à la dérobée, l’air emprunté : le Grand Confrère n’avait pas perdu de temps pour rameuter ses copains au spectacle de la belle ; à l’évidence, il entendait en faire un pion dans un jeu dont il pensait naïvement maîtriser les règles, car c’était compter sans Margit.
Pendant ce temps, le chancelier alignait les courbettes en jappant :
— Madame, permettez-moi de vous dire que vous êtes la créature la plus magnifique qu’il me fut donné de côtoyer sur Limbus. Et je suis connaisseur.
Il félicita Gaëtan de sa trouvaille.
— Le seigneur de Fournelieu ne nous a pas abusé en faisant votre éloge.
Oscar, oublié en arrière, pronostiqua le camouflet de sa journée à ce haut personnage ; tout piaffant, l’homme allait grand train vers sa déconfiture. Une chose était certaine à propos de Margit : elle n’aimait pas qu’on la prenne pour un plat de côtes.
— Vous êtes connaisseur en créatures ? dit-elle avec un regard de louve flairant un marcassin.
La réponse désorienta quelque peu l’auguste seigneur, plus familier des aplatissements que du persiflage.
— C’est-à-dire que… enfin…
Margit le voyant empêtré eut pitié et l’acheva, le tout emballé dans un sourire adorable :
— Et vous allez rire, chancelier, et peut-être même ne pas le croire : en plus d’être belle, j’ai un cerveau aussi.
Le chancelier lâcha la délicate main de Margit, considéra Gaëtan avec des yeux ronds d’enfant perdu. Le Grand Confrère lui retourna une moue qui pouvait signifier qu’il l’avait prévenu à son sujet.
— Euh… un peu d’effronterie sert la beauté, bougonna le chancelier en examinant Margit des pieds à la tête. Mais point trop n’en faut.
Notant qu’elle lui prenait quinze bons centimètres, il ajouta à l’intention de Gaëtan :
— N’est-elle pas un peu grande ? Elle dépasse le roi d’une tête… Je crains que cela ne contrarie Sa Majesté. Je La sais susceptible quant à Sa grandeur.
Il évalua Margit comme il l’aurait fait d’une jument.
— Quelle est votre taille ? lui demanda-t-il finalement.
— Pardon ?
— Votre taille. Vous mesurez combien ?
— Un mètre quatre-vingt-six sans talons, répondit-elle méfiante.
— Vous êtes grande.
— C’est pour mieux faire la poussière sur les armoires.
La réplique perturba le chancelier sans pour autant le déstabiliser ni l’interrompre, contrairement à Gaëtan qui pâlit.
— Et vous pesez combien ? demanda-t-il en tentant de se faire sa propre idée, jaugeant sans retenue les épaules, la poitrine, les hanches et les cuisses de la jeune femme.
La voix de Margit se fit glaciale :
— Juste ce qu’il faut.
Oscar, en retrait, subodorait la possibilité d’un désaccord : le chancelier allait bientôt communier avec la vraie nature de la femme.
Hugon de Maupain, le prétendu « connaisseur » en créatures, persista dans l’erreur, inconscient de l’imminence du choc frontal.
— C’est-à-dire ? insista lourdement l'aristocrate, ce qui ne laissa pas d’inquiéter le Grand Confrère qui doutait maintenant de son initiative : présenter Margit à la Haute société de Pandicular n’était peut-être pas une si bonne idée.
— Vous vous ferez votre propre opinion quand je vous aurai sauté sur le ventre à pieds joints. Sinon mes dents sont parfaitement saines, les trente-deux. Je précise également que je ne suis pas vierge ni atteinte d’une quelconque maladie vénérienne. Questions rapports, je pratique à peu près tout, je n’ai pas vraiment de limites, sauf concernant l’hygiène pour laquelle je suis intraitable, et je suis bisexuelle.
Il y eut un silence pénible. Oscar se retenait de rire ; Gaëtan était pâle comme un linge à la différence du chancelier plus rouge qu’une écrevisse. Ce dernier, bouche béante et regard mou, interrogea son moi profond, et passa outre après avoir repris son souffle. Il mit l’insolence sur le compte de la susceptibilité féminine, selon lui toujours véhémente dès que l’on évoquait la masse corporelle ou la garde-robe. Car cet homme avait des opinions sur la femme plutôt à la remorque de la modernité vécue hors de ce monde : lui y voyait les marques de la pudeur et de la correction propres aux gens de qualité ; Margit y reconnaissait davantage les stigmates de la bêtise et de la prétention.
Le chancelier se remettait doucement. Il emprunta un ton plus rugueux qui trébuchait cependant :
— Hem, oui, bon… mais oui ! oui, pourquoi donc cette femme magnifique porte-t-elle des vêtements masculins, cher Grand Confrère ? Vous savez qu’au palais, l’on ne goûte guère ces fantaisies et c’est grand dommage pour un corps que l’on devine si gracieux.
— Ça y est, ça recommence, soupira Margit.
— Comment ? dit le chancelier qui n’avait pas vraiment entendu, mais flairait la possibilité d’une nouvelle impertinence.
— Madame se dit plus à l’aise dans cette tenue, intervint le Grand Confrère en fronçant ses sourcils à l’intention de Margit.
De son côté, Oscar se régalait de la décoration de la pièce, digne d’un musée, en attendant que l’ambiance dégénérât. Ce qui ne manquerait pas d’arriver, il en était persuadé.
— Si je dois la présenter à la cour, il importe qu’elle soit décemment vêtue, déclara le chancelier. L’habit d’homme ne sied point à la femme, c’est vilain péché.
— Je trouverai de quoi l’habiller, assura Gaëtan. Le roi n’aura pas à rougir de…
Margit les coupa immédiatement dans leur aparté :
— Holà, mes jolis ! Cela fait deux fois que vous parlez du roi. Le roi de quoi, du patelin ?
Gaëtan adopta une intéressante teinte pivoine. Le chancelier, lui, n’en croyait pas ses oreilles :
— « Mes jolis » ?
Effaré, il prit Gaëtan à témoin :
— Elle a bien dit « mes jolis » ?
Plutôt que de répondre au chancelier, Gaëtan préféra insister auprès de Margit qui, à son grand étonnement, déclinait l’invite :
— Nous parlons du roi d’Obermortex bien entendu, fit Gaëtan, de Sa Majesté Drausin Prospérol.
Le chancelier récupérait de sa stupeur : depuis qu’une arquebusade l’avait manqué d’un cheveu à la bataille de Tartivert en 7493, rien ne l’avait autant éprouvé que cette femme. Son horoscope, pourtant, lui avait assuré une journée apaisée, nourrie d’émotions positives !
— Madame, il conviendrait que vous vous adressiez à nos personnes, et surtout la mienne, avec tout le respect qui leur est dû. Votre beauté, si exceptionnelle soit-elle, ne vous dispense nullement d’une attitude propre à marquer l’écart entre notre naissance et la vôtre. Et nous attendons davantage de réserve, c’est-à-dire un comportement plus approprié, de la part d’une personne du sexe en présence d’hommes !
Margit le fusilla du regard. Le chancelier découvrait qu’une femme pouvait être incroyablement belle tout en ayant l’air très mauvais.
— Je n’ai pas l’intention de faire des ronds de jambe devant votre roi, dit Margit glaciale, et encore moins devant ses sous-fifres. Et les gens de prétendue « haute naissance » se dispensent généralement de saliver comme des adolescents face aux femmes.
— Pardon ? fit le chancelier soudain très pâle.
— Vous m’avez parfaitement comprise.
— Madame, vos réflexions sont un outrage et je vous trouve très mauvais genre !
— J’ai tous les genres, monsieur le chancelier, répliqua Margit avec une moue assassine, dont le vôtre à n’en pas douter !
Déstabilisé, le chancelier hésita, puis reprit sa respiration après plusieurs déglutitions.
— Ne vous en déplaise, madame, vous pourriez ne pas être celui du roi et ne pas lui agréer. Ne vous croyez pas irrésistible.
— Ne dites donc pas de bêtises, répliqua Margit, totalement confiante en son pouvoir de séduction.
Ses lèvres esquissaient un terrible sourire. Elle dirigea parallèlement un assaut oculaire qui tomba directement sur le pantalon du chancelier. Le haut personnage en perdit brièvement sa suffisance, ses moyens, bredouilla puis se ressaisit. C’était un homme d’une incontestable droiture, difficilement corruptible sauf extrême nécessité ou si cela en valait vraiment la peine, marié à une femme de vieille souche et de grande famille, d’avant le cataclysme. Et d’un caractère non sans grandeur : la preuve en était qu’avant de les chasser de son service, il versait systématiquement un petit pécule aux soubrettes que lui ou ses fils avaient engrossées.
Il tint bon sous l’œillade, trouva suffisamment d’énergie pour s’offusquer mollement :
— Mais enfin, on ne refuse pas une invitation du palais, dit-il, embarrassé par cette splendeur aussi déconcertante qu’envoûtante, et c’est une chance inespérée pour quelqu’un de votre condition.
— Oui, ce ne serait pas raisonnable, ajouta le Grand Confrère.
Margit prit une profonde inspiration : ces deux prétentieux devaient comprendre son point de vue, le seul qui comptait étant donné qu’elle était l’objet des débats.
— Excusez-moi, messieurs, je viens d’arriver, je ne suis pas encore accoutumée à votre petit paradis phallocrate. Je vous explique…
— Expliquez poliment, je vous préviens, s’inquiéta le chancelier.
— Vous me percevez sans doute comme un paquet de viande fraîche de modeste extraction que vous pouvez vous envoyer selon votre bon plaisir ou refiler à votre patron pour lui plaire, voire mettre au tapin pour renflouer le trésor…
L’impudence scandalisa le chancelier :
— Un « patron » ! Le roi ? Le « tapin » ?
— Veuillez ne pas m’interrompre, s’il vous plaît. Cette planète de bouseux…
Le chancelier s’étrangla :
— Comment osez-vous ?
— Quoi ? vous ne nierez pas que c’est un monde de bouseux ?
— Je ne vous permets pas de…
Margit coupa la parole à l’officier royal, faisant peu de cas de son indignation :
— Bref, cette planète de bouseux se situe dans l’espace de l’Entente des Territoires Centraux dont je suis citoyenne tout comme vous l’êtes : les lois de l’ETC doivent en conséquence s’appliquer sur Limbus, que la planète soit physiquement isolée n’y change rien. Aussi j’entends être traitée respectueusement, car ma condition vaut bien la vôtre et je pourrais être très désagréable et même vous péter un genou !
— Madame, vous êtes ici seulement ce que nous voulons que vous soyez ! répliqua le chancelier littéralement effaré. Et vous êtes aussi ce que nous voyons, et je ne vois qu’une effrontée qui refuse sa place ! La société de Limbus s’est ainsi développée, pour survivre. Vous devrez vous y plier, que cela vous plaise ou non !
— Je n’observe aucun « développement » dans votre société, mais une sévère rétrogradation ! Dites, les mentalités ont méchamment régressé en matière de droit des femmes, les hommes ont repris leurs mauvaises habitudes ! Il est temps d’y mettre bon ordre.
Le chancelier Hugon s’étouffait de rage :
— Cela suffit, je ne veux plus rien entendre !
— Entendez toujours que si cette planète réintègre l’espace normal, continua Margit très déterminée, la justice de l’Entente des Territoires Centraux en fera baver à toute cette noblesse esclavagiste, dont vous êtes, et qui s’est emparée du pouvoir !
La menace motiva chez le chancelier un fort haussement des sourcils joint à une soudaine perplexité. La mise en garde était d’autant plus efficace que lui croyait en un univers en dehors de ce monde, et non dans ces balivernes véhiculées par les Théologues à destination des ignorants. Jamais il n’avait réalisé, tant il était intégré et partie prenante de la société de Limbus, être en totale infraction avec les lois humaines et qu’il pourrait, dans l’hypothèse où la planète sortirait de son isolement, rendre des comptes devant un tribunal de l’Entente des Territoires Centraux.
— Allons, calmons-nous, fit le Grand Confrère qui refusait que la situation s’envenimât hors de tout contrôle. Il est vrai que les usages de Limbus peuvent parfois choquer les « frais tombés »… Le chancelier sait combien le traumatisme de leur arrivée les perturbe, aussi il ne vous tiendra pas rigueur de votre attitude irrespectueuse. N’est-ce pas, chancelier ?
Le chancelier grogna par l’affirmative, un peu à regret.
— Bien sûr, le choc…
Margit ne l’entendait pas ainsi :
— Je n’aurais pas cru possible un tel discours à notre époque. J’éprouve soudain l’envie de faire un sacré nettoyage par le vide !
— Madame ! s’exclama le chancelier qui en avait trop supporté, où vous croyez-vous ?
— C’est votre dernier mot ? demanda Gaëtan complètement effondré.
— Oui, assura Margit avant de montrer le poing. Et n’oubliez pas, après les mots, les gestes !
— Le roi est pourtant un homme charmant, insista le Grand Confrère.
— Je n’en doute pas un instant, répliqua Margit, je connais déjà sa réputation. Je ne sais pas ce que vous gagnez à faire l’entremetteur, Grand Confrère, mais vous me décevez beaucoup. Hier vous me jouiez de la flûte, vous m’offriez des fleurs et des fruits avec violons et tralalas, et ce matin vous me vendez à votre monarque… J’imagine pour vous faire bien voir dans l’espoir de quelque charge ou bénéfice !
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